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Intergénérationnel : Que fait Karim, 2 ans, dans cette maison de retraite ?

A Tourcoing, une maison de retraite et une crèche partagent un jardin, des repas et des ateliers de cuisine ou d’arts plastiques.

Par Henri Rouillier – Publié le 08 février 2018

Elle porte le nom d’une fleur, comme beaucoup de maisons de retraite. Sur la façade des « Orchidées » de Tourcoing, des briques brunes encadrent de petits balcons vitrés qui sont comme les corbeilles d’un théâtre.

Au premier étage, une dame s’est emmitouflée dans un grand châle qui laisse échapper de courts cheveux gris. Elle profite d’un soleil incongru, tandis que Paris croule sous la neige.Devant elle, un grand jardin avec une volière, des bassins à poissons et des jeux pour enfants. D’où elle est, elle entrevoit la cour de la crèche voisine, qui n’est séparée du jardin que par une petite grille.

« Papy-boom » et vocation

En juin 2013, après l’inauguration de ce lieu dédié à la petite enfance, « la Voix du Nord » a parlé d’un « mariage du premier et du quatrième âge ». Dorothée Poignant, qui dirige cette résidence des Orchidées depuis trois ans, explique : C’est le fruit d’une collaboration entre Monique Callens, l’ancienne directrice de la résidence, et Laurence Six, la fondatrice d’un réseau de crèches. Elles avaient toutes les deux la volonté de créer un espace de mixité entre les personnes âgées et les enfants.Depuis un peu plus de quatre ans, l’Ehpad (qui accueille 80 résidents âgés de 89 ans en moyenne) et la crèche (26 places) partagent le même terrain, avec l’intention d’encourager les échanges intergénérationnels. Même si c’est difficile à chiffrer, ce genre d’initiatives se multiplient en France, souvent inspirées par l’Europe du Nord ou les Etats-Unis.En 2015 par exemple, un projet de documentaire appelé « The Growing Season » s’intéressait à une maison de retraite de Seattle qui hébergeait une école maternelle.

A Tourcoing, ça se passe lors de promenades, de lectures, de jeux ou d’ateliers hebdomadaires comme celui de ce mardi matin, où il est question de collages en binômes.

Clément, 38 ans, est l’un des deux animateurs de l’Ehpad embauchés à temps plein. Le jeune homme a eu plusieurs vies avant d’atterrir ici. Il a été poissonnier, ouvrier d’usine et animateur au Club Med pendant trois ans avant de reprendre ses études. Les personnes âgées, c’est venu avec un stage à la maison de retraite. On parlait beaucoup du papy-boom dans les médias à cette époque-là. Je me suis rappelé du temps que je passais avec mon arrière-grand-père quand j’étais petit, je crois que c’est pour ça que j’ai voulu aller en Ehpad. Je suis entré en stage aux Orchidées, je n’ai jamais voulu en partir.

Avec ses grands yeux noirs et sa gouaille chaleureuse, il raconte qu’il est ici depuis onze ans et qu’il a vu ses résidents changer au contact des enfants : Parmi eux, il y avait cette dame qui s’était complètement arrêtée de parler. Un jour, les enfants se sont mis à chanter une comptine et d’un seul coup, elle les a suivis. Avec ma collègue, on s’est regardés, le temps s’est arrêté. On était complètement scotchés

Il parle des compétences que ça permet d’entretenir chez les aînés, parmi lesquelles la préhension, la concentration ou la parole. Au contact des enfants, le résident se retrouve à transmettre. Il se rend compte qu’il est toujours capable de faire des choses. Et puis les petits ont un côté fougueux qui leur fait du bien.
Aux petits, on apprend l’autonomie. Avec les personnes âgées, on fait tout pour la maintenir.

Temporiser face à Alzheimer

Les grandes vitres de la salle d’animation donnent sur le jardin. Au centre de la pièce, des tables ont été dépliées puis recouvertes de bâches.

Clément et ses deux stagiaires préparent des feuilles de carton jaunes et bleues, des gommettes, des ciseaux, des pinceaux et de la colle. On ne fait pas semblant.

Sept résidents s’installent tandis que Camille Leman, 29 ans, directrice de la crèche, arrive avec quatre de ses petits volontaires. Certains sont un peu impressionnés, d’autres vont saluer un homme au regard bleu clair, installé dans son fauteuil roulant au bout de la table. C’est une bise ou une main qui se pose sur une autre. Ici cet homme, contrairement à tous les autres résidents, n’a pas de nom de famille. Tout le monde l’appelle « Monsieur Pierre ». Camille explique : Monsieur Pierre, c’est un peu la figure emblématique de la maison. Non seulement les enfants le retrouvent souvent aux ateliers, mais son appartement donne sur la cour de la crèche, si bien que l’été, quand il fait beau et qu’il peut sortir, il ouvre sa baie vitrée et on se fait coucou. Les petits savent très bien qui c’est.

A côté de chaque résident, il y a une chaise avec un rehausseur. C’est ainsi que se créent les binômes. A droite de Monsieur Pierre, une dame en fauteuil pose son index à différents endroits de sa feuille, suivie par la petite Anna* qui colle une gommette rose ou verte à l’endroit indiqué.

Au fur et à mesure, un clown apparaît, avec son chapeau pointu et sa fraise autour du cou. Même s’il n’y a pas forcément de conversation parce qu’Anna est encore petite, il y a des sourires, des regards qui suggèrent ou qui demandent l’autorisation, aussi bien du côté de la petite fille que de cette dame, dont on nous expliquera plus tard que ces exercices temporisent la progression de son Alzheimer.

En face, Karim* travaille à côté de Marie-Thérèse. Et si chacun a la tête sur son collage, ils se passent les pinceaux.

Marie-Thérèse, André et « la gaieté »

Marie-Thérèse a 97 ans. Quand on lui demande depuis combien de temps elle vit aux Orchidées, elle répond du tac au tac, derrière ses lunettes : « Six ans dans huit jours. »

Elle se souvient de ce qu’elle a ressenti quand elle est arrivée : J’avais 92 ans et ça m’a fait beaucoup de bien. Je commençais à avoir du mal à m’occuper de ma maison à Lambersart. J’ai demandé à la mairie si elle pouvait m’aider, mais c’était compliqué. En sept mois, j’ai vu sept personnes différentes. Ça ne m’allait pas vraiment.

De cette femme qui a 16 arrière-petits-enfants (« ils ont entre 2 et 40 ans ! »), Clément dit qu’elle participe à tous les ateliers. Celui qu’elle préfère, c’est quand les retraités se rendent à la crèche pour lire des contes. Les enfants montent sur les genoux de ceux qui peuvent les accueillir, les autres se placent en demi-lune autour du fauteuil ou de la chaise.

Parfois, il y a des enfants qui dansent. On aimerait bien les suivre mais c’est compliqué. Moi, je suis tombée il y a un an et demi et depuis j’ai mal aux hanches et à la cheville. C’est comme si mon corps était trop lourd pour mes pieds.

Pour elle, ces moments de partage avec la crèche sont importants « parce que les enfants apportent de la gaieté », tout comme son fils qui habite à Béthune et qui vient la voir toutes les semaines.

A sa gauche, André, 91 ans, partage son sentiment. Cet ancien ingénieur textile pose un regard amusé sur sa tablée : J’aime bien les voir. Ils sont natures, gentils, souriants. Pas impressionnés par les béquilles ou les voitures [les fauteuils, NDLR]. Quand ils nous rejoignent à table, la glace est brisée tout de suite. Sans être pessimiste, ça nous apporte la vie. Eux, ils jouent, tout va bien.

Un temps, deux des petits de sa famille ont fréquenté la crèche, c’était l’occasion de les voir plus régulièrement. Quand on lui demande ce qui lui plaît chez les enfants, il répond : Quelque part, je les admire. Ils n’ont pas d’individualisme, il y a des petits Blancs qui jouent avec des petits Noirs et tout va bien. Tout le monde est ensemble. C’est bien.

Au fond de la pièce, à la fin de la séance, Clément sert des verres d’eau ou du jus de pomme que les enfants apportent aux résidents. C’est le moment d’aller déjeuner. De son côté, Monsieur Pierre s’est absenté au début de l’atelier, « il n’est pas très bien en ce moment », explique l’animateur. « On s’adapte, personne n’est obligé de rester pendant toute l’animation. »

Un drap ou un ballon suffisent

Si le jeune homme estime que les résidents et les enfants bénéficient concrètement de ce projet, il en est de même pour Camille, qui dirige l’antenne tourquennoise du réseau de crèches Rigolo comme la vie depuis février 2017.

La jeune femme de 29 ans, regard lumineux et déterminé, a pris le projet en marche : Le but qu’on poursuit avec ces ateliers, c’est de limiter dès le plus jeune âge tous les a priori que les enfants pourraient avoir à l’égard des béquilles, des fauteuils roulants, de la différence en général.
Ensuite, ça leur permet d’être en contact avec des gens qui ne sont ni le personnel de la crèche, ni leurs parents, ni les autres enfants. Avec les résidents, ils n’ont pas vraiment de rapport d’autorité mais ils écoutent d’autant plus.

Les activités n’ont pas besoin d’être sophistiquées, tant qu’elles s’adaptent aux besoins de chacune des parties. Parfois, il suffit simplement d’avoir un drap ou un ballon à portée de main.

On peut faire des activités toutes bêtes comme des lancers de ballon. Ce sont des choses que les jeunes enfants ne savent pas faire, tandis que ça permet aux résidents de travailler la coordination.
Il y a aussi le jeu du parachute : les résidents tiennent un grand drap sous lequel les enfants jouent pendant qu’on raconte une histoire. Les résidents, qui secouent le drap à certains moments clés, deviennent acteurs du jeu. Ça devient une dépense utile parce que ça a de l’effet sur les enfants.

Partage des savoirs

Par ailleurs, Camille considère les animateurs de l’Ehpad comme « des collègues », avec qui il y a un « partage de savoirs » : Au début, je me suis aperçue que je demandais parfois aux résidents de lever les bras, sans me rendre compte que ça pouvait être difficile pour eux. Avec Clément et Cathy, l’autre animatrice, on s’observe, on discute et on apprend. Ça va dans les deux sens.

Grâce à la proximité de l’Ehpad (les deux établissements partagent l’accès au jardin), la crèche a pu bénéficier d’une dérogation de la Protection maternelle infantile (PMI), qui permet au projet de tenir debout : En théorie, quand on sort, la réglementation impose un accompagnant par enfant. Ici, la PMI ne considère pas nos visites à l’Ehpad comme des sorties d’établissement puisqu’on ne passe pas par la route. Sans cette dérogation, le projet ne pourrait tout simplement pas exister.

Finalement, ce que l’on retient quand on arpente le grand hall de l’Ehpad après avoir assisté à cet atelier, ce ne sont ni les grands fauteuils en cuir, ni les étagères pleines de livres ou les boîtes de Scrabble posées sur les tables, ce sont les vitres qu’il y a partout et qui embrassent le jardin et la crèche.

Tout en séparant les enfants des résidents, elles leur permettent de se voir. Pour Dorothée Poignant, la directrice de la résidence, c’est pour ça que cette initiative intergénérationnelle fonctionne : Dans le fond, on est quand même chacun chez soi. On est voisin, on partage un jardin mais on choisit nos moments. Il n’y a pas de nuisances, pas d’allées et venues aléatoires. Quand les enfants viennent ici ou que les résidents se rendent à la crèche, on se rend visite. C’est cette cohabitation choisie qui fait qu’on a plaisir à se revoir.

* Tous les prénoms des enfants ont été changés.